L’art de diriger ses rêves, le rêve lucide

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Par Stephen LaBerge,
fondateur du Lucidity Institute, Centre de recherche sur le sommeil de l’université de Stanford, aux Etats-Unis.Traduit de l’américain par Roger Ripert, fondateur de l’association Oniros.


Est-il possible d’orienter le cours de nos rêves ?Peut-on avoir conscience de rêver en rêvant? C’est ce qu’affirme le physiologiste américain Stephen LaBerge, qui mène depuis plusieurs années des expériences de  » rêve lucide  » dont les résultats bousculent la partition traditionnelle des états de vigilance (éveil, sommeil, rêve).

L’EXPERIENCE DU REVE LUCIDE

Nous ignorons la plupart du temps que nous rêvons lorsque nous rêvons. Nos rêves semblent d’un tel réalisme pour notre cerveau endormi que nous leur accordons d’ordinaire un statut de réalité matérielle. Au cours d’une nuit typique de sommeil, la réalité de nos expériences oniriques parait incontestable, comme l’est le présupposé que nous sommes éveillés.

Ainsi que l’a observé Havelock Ellis,  » les rêves sont réels – tant qu’ils durent.  » Ce n’est qu’au réveil, lorsque nous entrevoyons quelques images fugitives de ce qui venait juste de nous traverser l’esprit, que nous reconnaissons qu’il s’agit d’un vécu. Dans la lumière crue du matin, ce qui nous paraissait si réel durant la nuit ne semble guère autre chose qu’un tour d’illusionniste, un mirage, ou un rêve.

Bien que le terme d’hallucination s’applique à la façon dont nous vivons généralement nos rêves en général, il existe une situation d’exception qui met en cause nombre d’hypothèses sur la nature du sommeil et les capacités du cerveau. Cette exception significative est qu’il arrive parfois en rêve que nous sachions parfaitement que nous sommes en train de rêver. Cet état mental remarquable est dénommé  » rêve lucide « , un énoncé forgé par le psychiatre néerlandais Frederik Willems Van Eeden en 1913.

Les rêveurs lucides disent être en pleine possession de leurs facultés cognitives (c’est là le sens du mot  » lucide « ) : ils sont à même de raisonner clairement, de se souvenir de leur vie de veille et d’agir à volonté – de manière réfléchie ou selon des plans d’action établis avant le sommeil. Ils n’en demeurent pas moins profondément endormis, vivant de manière intense dans un monde onirique qui semble étonnamment réel.

Parce qu’ils savent que le monde onirique est purement imaginaire, les rêveurs lucides possèdent une maîtrise tout à fait remarquable du contenu de leurs songes: ils peuvent le transformer (en faisant apparaître ou disparaître à volonté des personnages ou des objets oniriques, par exemple) et transgresser les lois physiques (voler ou transpercer la matière, par exemple), facultés qui sembleraient magiques, voire impossibles dans le monde matériel.

Que ce soit à l’état de veille ou au cours du sommeil, l’une des tâches les plus cruciales de notre cerveau est de construire, en tant que conscience, un modèle du monde environnant dont nous faisons l’expérience. A l’état de veille, ce modèle est essentiellement fondé sur les données sensorielles, meilleure source d’information disponible sur notre environnement. Dans la mesure où ce modèle nous aide à survivre, ce processus de construction du monde suppose la prise en compte de nos besoins actuels, de nos émotions et de nos buts. Durant le sommeil, du fait que nous n’avons accès qu’a très peu d’informations sensorielles sur notre environnement, notre modèle du monde est principalement construit à partir de nos motivations (comme les  » désirs  » freudiens, mais aussi les peurs) et de nos attentes, informations tirées de notre expérience passée sur ce qui est  » susceptible  » de se produire.

En conséquence, ce qui survient en rêve, lucide ou non, est en grande partie déterminé par nos attentes. Dans les rêves ordinaires, nous sommes limités par nos présupposés sur les choses possibles provenant de notre expérience passée du monde matériel. Puisque les rêveurs lucides savent que la gravitation n’existe pas en rêve, rien ne les empêche de voler; et ils volent effectivement avec délice.

La plupart des gens ont fait l’expérience du rêve lucide, au moins de manière passagère et occasionnelle. Dans le scénario courant, à la fin d’un cauchemar, le rêveur réalise que  » ce n’est qu’un rêve  » et se réveille soulagé quelques secondes plus tard. Mais le rêveur qui se réveille pour échapper à son cauchemar ne fait probablement qu’en partie lucide. Le rêveur pleinement lucide, lui, a conscience que son cauchemar est aussi inoffensif qu’un film d’horreur; et, de ce fait, il continue à rêver, affronter ses peurs cauchemardesques et parvient à les surmonter. En conséquence, il se réveille avec une confiance accrue en lui-même et, peut-être, avec une peur moins irrationnelle. Cette approche apparaît comme très prometteuse et pourrait être une méthode pour vaincre les cauchemars. Elle a été décrite à l’origine par le marquis d’Hervey de Saint-Denys dans son livre Les Rêves et les moyens de les diriger, publié en 1867.

image pixabay

Le plus souvent, les rêveurs deviennent lucides lorsqu’ils s’interrogent sur les anomalies du contenu onirique et parviennent à la conclusion explicative qu’il s’agit d’un rêve. Bien que pour la majorité des gens le rêve lucide demeure une expérience exceptionnelle, comme l’affirmait Léon d’Hervey il y a un siècle, il est une faculté qui peut faire l’objet d’un apprentissage.

Malgré les témoignages comme ceux d’Aristote, de Descartes, de Van Eeden et d’Hervey de Saint-Denys, les assertions quant à l’existence du rêve lucide ont longtemps été accueillies avec scepticisme. Au regard de certains raisonnements, le concept de  » sommeil conscient  » est apparu si paradoxal que des philosophes ont même écrit des ouvrages visant à démontrer que le  » rêve lucide  » est une absurdité irréaliste. Faute de preuve objective, les hypnologues, quant à eux, ont mis en doute le fait que le cerveau soit capable d’atteindre en rêve un niveau de conscience et de fonctionnement mental aussi élevé.

A la fin des années soixante-dix, la preuve requise fut fournie grâce à une nouvelle technique faisant appel à des signaux transmis par les mouvements oculaires, technique développée de manière indépendante par des chercheurs scientifiques aux Etats-Unis, à l’université de Stanford, et en Angleterre. Cette technique était fondée sur des recherches antérieures menées par William Dement et H. P. Roffwarg, qui avaient montré que les directions des mouvements oculaires enregistrées durant le sommeil paradoxal coïncidaient parfois avec les orientations du regard en rêve rapportées par les sujets.

Partant de ma propre expérience du rêve lucide, j’ai estimé que les rêveurs lucides étant capables d’agir volontairement, ils devraient le prouver en adressant un signal sous la forme de mouvements oculaires prédéterminés pour indiquer le moment exact de leur accès à la lucidité. Utilisant cette approche à Stanford, mes collègues et moi ont rapporté que les rêves présumés lucides de cinq sujets avaient été effectivement associés aux mouvements oculaires convenus. Tous les signaux, et donc tous les rêves lucides, se produisirent durant une période ininterrompue de sommeil paradoxal.




Une technique presque identique de signalisation par mouvements oculaires a été développée de manière indépendante par Keith Hearne et Alan Worsley en Angleterre. Des recherches menées dans plusieurs autres laboratoires ont abouti essentiellement aux mêmes résultats, montrant clairement que si le rêve lucide est apparemment paradoxal, son existence est démontrée.

 

Au cours d’une série de recherches ultérieures, le groupe de Stanford a mis en évidence que, généralement, les rêveurs deviennent lucides soit aussitôt après un retour au sommeil paradoxal succédant à un bref réveil, soit lors de périodes d’activation assez intense au cours du sommeil paradoxal  » phasique « . On a trouvé aussi que les rêves lucides se produisaient plus fréquemment au cours des dernières périodes de sommeil paradoxal. Il ressort que le rêve lucide résulte de la conjonction de facteurs psychologiques et physiologiques: une activation cérébrale suffisante et une attitude mentale appropriée. Le niveau requis d’activation cérébrale ne peut normalement être atteint qu’au cours du sommeil paradoxal phasique, ce qui expliquerait pourquoi il est rarement fait état de rêves lucides au cours des autres stades du sommeil.

Le fait que les rêveurs lucides soient capables de se souvenir d’actions prédéterminées à accomplir et de les signaler en laboratoire a été à l’origine d’une nouvelle forme de recherche onirologique : les rêveurs lucides peuvent exécuter en rêve diverses expérimentations en signalant le moment exact de la survenue d’événements oniriques spécifiques, permettant ainsi d’établir des corrélations psychophysiologiques précises et de vérifier les hypothèses. Le groupe de Stanford a mis à profit cette stratégie au cours d’une série de recherches montrant un degré étonnant de parallélisme psychophysiologique au cours du rêve lucide paradoxal. Par exemple, une étude du  » temps onirique  » a révélé que les laps de temps estimés en rêve lucide sont très proches du temps réel.

Dans une autre étude, on a de mande a des sujets de respirer rapidement ou de retenir leur respiration (au cours de leurs rêves lucides), et de signaler par des mouvements oculaires le laps de temps correspondant au changement de respiration. Les enregistrements polygraphiques ont montré une correspondance exacte avec les schèmes indiqués par les rêveurs. D’autres études ont permis d’observer que les mouvements rêvés se traduisent par des contractions musculaires correspondantes et que l’activité sexuelle en rêve est liée à des réactions physiologiques très proches de celles de l’activité sexuelle réelle.

Les résultats de ces recherches et d’autres études similaires peuvent se résumer ainsi : au cours du sommeil paradoxal, les événements dont nous pensons faire l’expérience en rêve proviennent de schèmes d’activité cérébrale qui produisent en retour des effets sur notre corps et notre système nerveux périphérique. Ces effets modifiés dans une certaine mesure par les conditions spécifiques du sommeil paradoxal, demeurent néanmoins proches de ceux qui seraient produits si nous étions amenés à vivre les événements correspondant à l’état de veille. Si ce n’est du fait de notre paralysie musculaire durant le sommeil paradoxal, nous ferions réellement ce que nous rêvons faire. C’est peut-être la raison qui explique en partie le fait que nous prenions si souvent nos rêves pour la réalité : pour les processus cérébraux qui construisent notre modèle expérientiel du monde, rêver de percevoir ou de faire quelque chose est équivalent au fait de le percevoir ou de le faire réellement.




L’existence même du rêve lucide pose des difficultés conceptuelles par rapport aux croyances traditionnelles au sujet du  » sommeil « , qui présupposent des limites à l’activité mentale onirique. En un sens, la nature inattendue du rêve lucide rejoint celle de cet étrange état spécifique que l’on a dénommé sommeil paradoxal.

Si la découverte du sommeil paradoxal a entraîné un élargissement de notre conception du sommeil, les preuves – passées en revue ci-dessus – des liens unissant le rêve lucide au sommeil paradoxal nécessitent un élargissement similaire de notre conception du rêve ainsi qu’une clarification de notre conception du sommeil. Le rêve lucide pourrait bien être le phénomène le plus paradoxal du sommeil paradoxal.

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